Vadrouilles Attentives

26 juin

L’expérience touristique d’un séjour balnéaire croate n’était pas vraiment ce que j’étais venu chercher, néanmoins je remercie les circonstances inattendues qui m’ont permis de vivre un moment de découverte sympathique et imprévu, une première goulée de culture croate, un sas entre le voyage à deux roues et le voyage à deux pieds, entre le quotidien domestiqué français et l’aventure qui m’attend. Pour ne rien te cacher, je suis quand même excité, et j’ai hâte d’enfin faire les premiers pas sur ce sentier dont je rêve.

Après un petit déjeuner bref, assis sur le lit, je m'oriente vers une banque pour enfin retirer des kunas. Je ne ne récolte encore qu'un ticket indiquant "insufficient funds". Pas abattu, je retourne à l'hôtel, paie avec les kunas restants, charge la moto et prend la route côtière vers le sud. Je suis décidé à retenter l'expérience à Senj (petite ville balnéaire, dont le nom se prononce "seigne"), à défaut ça m'aura toujours rapproché de l'heure d'ouverture de ma banque.

L'asphalte est loin d'être aussi sinueux que les routes de montagne, mais la vue sur la mer ne peut laisser indifférent, j'y vois aussi quelques petits campings simples dans un cadre idyllique. Cela rappelle fortement notre fière côte d’Azur... dont on aurait enlevé tout le béton ! Les nombreuses îles, certaines très grandes, donnent l'impression de morceaux de déserts flottants sur la mer. Senj est une petite ville développée touristiquement, comme en témoigne la file de camping-cars bien rangés au bord de l'eau limpide. Un distributeur me délivre les fameuses martres attendues, je fais le plein d'essence pour être tranquille et suis un panneau indiquant Krivi Put.

L'adrénaline monte progressivement, de même que mon destrier sur la route qui serpente, affichant rapidement une vue surplombante. Mais ce n'est pas cette vision de la mer qui me fascine le plus, qui me fait soudainement rire de stupéfaction et de joie, les yeux écarquillés, c'est la vision côté terre, affichant de nombreuses collines et montagnes, précédées d'un décor ondulant sous le vent. Cette sensation de grand espace sauvage, non urbanisé, vivifié par le vent, est jouissive ! Je vois les reliefs que mes pieds vont parcourir, que j'ai si hâte de découvrir en détail. Je laisse volontiers la mer aux hordes de touristes ! Comme l'écrit Sylvain Tesson, laissez-moi "disparaître dans la géographie" !

Au loin le massif du Velebit. On note l'arbre Ă  droite qui donne une indication de la force du vent par ici .
Au loin le massif du Velebit. On note l'arbre Ă  droite qui donne une indication de la force du vent par ici .

Arrivé à Krivi Put je cherche la ruine dont on m'a parlé, reconnais le panneau à l'envers bloquant une fenêtre, et en déduis quelle est la maison de Juljiana et Milé. À l'aide d'une application de traduction je prépare sur mon téléphone une phrase résumant mon projet et mon besoin, en cas de barrière linguistique, et m'approche de la maison. Le chien m'a vite senti et se fait entendre bruyamment, la maison, elle, est fermée. Diable. Me suis-je trompé d’endroit ? Sont-ils absents pour plusieurs jours ?

Je trouve un voisin, lui fait lire une phrase traduite reprenant le nom des personnes que je cherche, il me ramène à la même maison et fait le même constat, mais précise en italien qu'ils doivent être partis faire des courses et seront sans doute là d'ici 1 heure ou 2. C'est plutôt rassurant. J'en profite pour faire ma transformation : vêtements, chaussures, bâtons, transferts et remplissage du sac à dos. Ne sachant à quoi m'attendre je révise mon italien, à l'ombre d'un arbre.

Au bout d’une heure, une voiture arrive, ralentit, et s'arrête dans la cour de la maison. Suspens, prime time, c'est l'heure de tenter ma chance. Le chien aboie de nouveau, Juljiana sort de la maison quand j'approche. "Dobar dan (Bonjour). Do you speak english?" Elle secoue la tête. "Un pochino de italiano ?" Même réponse. Ouille, pour un premier contact ce n’est pas aisé. Je lui montre le texte traduit, elle prend le temps de le lire, me sourit et me rend le téléphone. J'essaie rapidement de traduire quelque-chose à nouveau. Quand j'inverse la traduction pour vérifier que le texte obtenu a bien le sens voulu je suis frustré d’y découvrir du charabia la plupart du temps, cela nécessite de recommencer, reformuler, et je me sens con d’être à pianoter sur mon téléphone.

Finalement Milé me fait signe de garer la moto dans leur grange, ce que j'exécute, puis reviens vers la maison où l'on m'invite à entrer un instant et boire un verre de raki (ou rakija, prononcé "rakia"). J'ai entendu parler de cette eau de vie servie traditionnellement à l'apéritif, et malgré le ventre vide, le poids du sac et les kilomètres qui m'attendent, je ne peux refuser cette convivialité. C'est l'occasion de m'assurer qu'ils ont bien compris que je ne reviendrai que dans 5 semaines, et que ça ne leur pose aucun problème. Pour faciliter encore la chose, le réseau mobile ne passe presque pas dans la maison.

MilĂ© semble surpris quand Juljiana lui indique la durĂ©e, mais semble prendre sur lui et ne dit rien de plus. Je rĂ©ussis Ă  traduire quelques phrases supplĂ©mentaires afin de les remercier encore, leur dire qu'ils sont très gentils, et leur demander s'ils veulent que je leur ramène quelque-chose en particulier de Bosnie-HerzĂ©govine, je n'ai pour seule rĂ©ponse des sourires. La communication gestuelle sera finalement plus efficace, notamment pour faire plaisir Ă  MilĂ© en lui indiquant que, oh oui, le raki est bon. En rĂ©alitĂ© ça arrache, n'a pas trop de goĂ»t, et saoule moins qu'attendu heureusement. Je finis par m'Ă©clipser poliment, ne voulant pas m'incruster davantage. 

2 roues troquées contre mes 2 pieds, le début de l'aventure !
2 roues troquées contre mes 2 pieds, le début de l'aventure !

Kilomètre 0, les choses sérieuses commencent !

Le poids du sac que je soulève et pose sur mes épaules les impressionne. Quelques ultimes remerciements et poignées de mains plus tard, je pivote, les laissant ainsi que le deux-roues motorisé qui m’a amené jusqu’ici derrière moi. Je marche ! Les premiers kilomètres à partir de Krivi Put se font sur de la route goudronnée, c’est aussi peu palpitant que le début de l’aventure me rend euphorique. Le décor file enfin à vitesse humaine, et je l’apprécie à sa juste valeur, remarquant les fleurs qui déjà m’interpellent régulièrement.

Dès les premiers kilomètres impossible de ne pas remarquer la richesse de la flore
Dès les premiers kilomètres impossible de ne pas remarquer la richesse de la flore

Gardant un œil sur la carte affichée sur mon téléphone, je bifurque sur des sections plus étroites, passe le long de quelques ruines envahies de végétation. Le balisage étant faible je me retrouve déjà à traverser des champs d'herbes folles. J'étais prévenu. Je m'arrête dans un bois pour déjeuner. Le vent souvent fort, le fameux "bora" (prononcé "bourra"), limite la hauteur des forêts, et c'est toute la lumière qui en est différente. Vive et filtrée à peine à quelques mètres de hauteur, elle tâche le sol d’une pluie de gros confettis lumineux rendus mouvant par le vent, flottants sur l'herbe ondulante. Ce spectacle ne cessera de m'émerveiller au fil des jours.

Lumineuses forĂŞts
Lumineuses forĂŞts

Le ventre plein, je me remets en mouvement, empruntant une route forestière où des dizaines de petits papillons bleus s'activent auprès de rares flaques. Lorsque le terrain se découvre, c'est le vent qui décoiffe, le soleil qui semble braqué sur moi, la mer qui se révèle au loin. Une friche s'est invitée sur le parcours au col de Vratnik, j'en apprécie la visite et certains angles photogéniques. En principe il est déconseillé de traîner autour des lieux abandonnés à cause de la possibilité de mines restantes du conflit ayant amené à l’éclatement de la Yougoslavie. Celle-ci semble fréquentée et généreusement peinte alors j’en profite.

Friche avec vue sur mer
Friche avec vue sur mer

Mon allure de marche est naturellement liée à la déclivité, mais la température ambiante joue un rôle inhabituel. Mon corps s’adapte comme il peut, et je sens ruisseler l’eau précieuse et chargée de sels minéraux sur mon corps. Ma poche à eau diminue à une allure inquiétante, et je n'ai pas connaissance de points de ravitaillement en eau au cours des prochaines dizaines de kilomètres. S’hydrater étant le premier besoin vital de l’être humain, c’est une autre température qui commence à monter.

Approchant d’une ferme,  je vais Ă  la rencontre d’un aĂ®nĂ© et tente un : "Dobar dan. Voda? Molimo" (Bonjour. De l’eau ? S’il vous plait). La soif devait ĂŞtre tangible car le papi s'active avec bienveillance. Il me sert un verre, que j'engloutis, j’en descends un deuxième, et de lui-mĂŞme via des gestes simples il me demande si j’ai des rĂ©serves Ă  remplir, ce qu’il fait avec un sourire franc et des yeux qui pĂ©tillent. Il me demande d'oĂą je viens et le passage d'un français semble l'Ă©gayer davantage. Après une chaleureuse poignĂ©e de mains, je reprends le chemin avec entrain, manquant immĂ©diatement une bifurcation. Impossible de m’en vouloir tellement la forĂŞt lumineuse est fascinante.

Arrivé en haut d’une colline, je prends un duo de gifles en aller-retour : la vue, le vent. Premier panorama de mon voyage pédestre, qui s’avérera typique des prochains jours. À l'ouest la mer Adriatique et ses îles qui évoquent des morceaux de désert déchirés laissés flottants, autour de moi des plans successifs de collines et montagnes qui se succèdent jusqu'au lointain. Privé de balisage, je navigue au GPS à travers les prairies. Ça et là sont disposées quelques maisons, dans un cadre idyllique, champêtre. Ça me rassure sur la possibilité de trouver à nouveau de l'eau.

Bucolisme vallonné en Croatie
Bucolisme vallonné en Croatie

La fin de journée approche et un beau lieu pour bivouaquer s’est présenté à moi, hélas le réseau manque et ne pas donner de nouvelles dès le premier jour me semble rustre, alors je pousse plus loin, traverse des prairies plus hautes que la taille, grimpe vers Vadičeva plan. Trempé de sueur je trouve refuge à 1350 mètres d'altitude, dans un petit bosquet au milieu d'une clairière, que l'ail des ours en nombre embaume.

En guise de toilette, je m’asperge de façon minimaliste, et ainsi me voici rincé dans tous les sens du terme. Des craquements furtifs font chaque fois bondir mon cœur, à défaut d’ours voilà une biche. Je cuisine rapidement une mixture de flocons d'avoine avec du lait en poudre, du chocolat, du sucre et des fruits secs, j'ai besoin d’un repas simple et gratifiant ! Je fais durer la soirée, profitant de l'ambiance qui m'imprègne à travers la tente légère.

Premier bivouac du périple !
Premier bivouac du périple !

Mille mercis Juljiana, Milé, et le papi souriant pourvoyeur d'eau.

17,2km +860m -330m